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Nous eûmes Bassompierre à dîner le douze mai, la veille du sacre de la Reine, lequel devait être célébré selon la tradition en l’abbaye de Saint-Denis : ce qui fit dire à La Surie, avec un sourire d’un seul côté de la lèvre, que Marie serait, en conséquence, plus « royale que le roi », vu qu’Henri, pour son couronnement, qui eut lieu en pleine guerre civile, avait dû se contenter de Chartres, Saint-Denis étant alors aux mains des ligueux.
Bassompierre avait beaucoup de choses à dire sur ce sacre tant débattu, car l’amitié dont l’honoraient à la fois le Roi et la Reine le mettait en situation, sinon d’assister toujours aux confrontations conjugales à ce sujet, à tout le moins d’en ouïr les échos de l’une ou l’autre bouche. Mais il ne commença à nous les confier que lorsque mon père m’eut autorisé à lui rapporter la conversation en italien que j’avais surprise entre la Reine et Concini lors de la course de bague à Fontainebleau.
— Oh ! Il n’y a aucun doute là-dessus ! dit Bassompierre en se passant le doigt sur la moustache. C’est bien Concini qui lui a fourré cette idée du sacre en cervelle ! Et c’est la Galigaï qui l’y a ancrée ! Coiffant quotidiennement la Reine et prenant tant soin de son crâne, elle prend soin aussi du contenu. Mais, à mon sentiment, la Reine a dû prendre aussi conseil et avis de ces ministres que vous dites du parti espagnol, Marquis, et que je dis plus prudemment du parti de la paix.
— Ce qui, ajouta mon père, ne vous empêchera nullement, si le Roi déclare la guerre, d’accepter un commandement dans son armée.
— C’est l’évidence. Ne suis-je pas le paroissier de qui est le curé ?
— Et comment ont opiné Villeroi et Sillery ? dit La Surie.
— Favorablement tous deux. Et pour de fort bonnes raisons – tirées de l’Histoire, du Droit et de la Tradition – desquelles ils ont méthodiquement nourri les oreilles de la Reine.
— Et elle les a retenues ? dit La Surie.
— La Reine, dit Bassompierre, a beaucoup de mémoire, quand il s’agit de ses intérêts. Et ainsi lestée et fortifiée d’arguments de poids, elle attaqua Sa Majesté.
— J’augure, dit mon père, que cette attaque donna lieu à une scène frénétique.
— Nenni. Il y eut plusieurs scènes assez vives échelonnées sur plusieurs mois.
— Que disait le Roi ?
— Sacrer la Reine, c’était consacrer à la cérémonie des sommes énormes, au moment où il avait besoin d’argent pour former et nourrir ses armées. « Monsieur, disait alors la Reine, nos enfants sont encore bien petits. Ne vaut-il pas mieux vivre en paix en attendant qu’ils soient plus âgés ? – M’amie, répondait le Roi, la guerre est résolue », et lui tournait le dos.
— Double non, dit La Surie : non pour la paix et non pour le couronnement.
— Cependant, dit Bassompierre, le Roi se rendait bien compte que l’argument des pécunes était faible. Lui-même venait de dépenser beaucoup d’argent pour le mariage du Duc de Vendôme.
— Dans un débat conjugal, dit mon père, les fausses raisons cachent souvent les vraies. Et sur celles du Roi, j’ai ma petite idée. Sachant la Reine inapte à gouverner, ayant peu de jugement et se laissant mener par le bout du cheveu par la Galigaï, il se soucie peu d’augmenter son prestige et son autorité. Ressouvenez-vous qu’il ne l’a nommée Régente que dans la perspective de son propre départ aux armées et même alors, au Conseil de régence qui devait tout décider en son absence, il ne lui a donné qu’une voix.
— Il n’empêche, dit Bassompierre, que lors de l’escarmouche suivante, la Reine, chapitrée par Villeroi et Sillery, avança un argument fort valable : la coutume voulait qu’en France, une princesse qui mariait un roi régnant et déjà couronné fût sacrée à son tour. Ainsi fut-il fait pour Élisabeth d’Autriche quand elle épousa Charles IX.
— Et ce précédent ébranla le Roi ? dit La Surie.
— Pas le moindre. Il ne voyait pas pourquoi un Bourbon devrait imiter un Valois.
— J’attends, dit mon père, l’escarmouche décisive : celle qui lui fit rendre les armes.
— La voici : « Monsieur, lui dit un jour la Reine, au cas où il vous arriverait malheur à la guerre, que deviendrait le Dauphin ? Je ne le pourrais protéger, n’étant qu’une régente sans pouvoir et une reine sans couronne. » Cet argument bouleversa le Roi. Et il finit par comprendre que la demande du sacre ne lui était faite que dans la perspective de sa mort… Car c’est à ce moment-là que le problème de sa succession se posant, le sacre de la Reine pourrait être utile. Il conférait à la Reine ce surcroît de légitimité qui lui permettrait d’être confortée dans sa régence et d’assurer les droits dynastiques du Dauphin. Je sais bien, poursuivit Bassompierre, que certains à la cour vont déjà racontant que le Roi accepta le sacre par lassitude et parce que le harcèlement de la Reine avait usé sa volonté, mais ce sont là sornettes et billevesées ! Le Roi accepta le sacre pour le Dauphin et dans la perspective de sa propre mort. Et c’est en cela qu’il montra, je pense, une véritable grandeur d’âme.
Toutefois, en prononçant ces derniers mots, Bassompierre se prit à sourire.
— Comte, dit mon père, vous souriez. N’êtes-vous pas d’accord avec ce que vous venez de dire ?
— Assurément, je le suis. Si je souris, c’est que je viens de me faire cette réflexion que la grandeur d’âme chez un homme peut être mêlée de sentiments moins nobles, comme par exemple le cynisme ou une naïveté presque comique.
— Éclairez-moi, de grâce, dit mon père.
— Eh bien, ayant dit à la Reine qu’il acceptait le sacre, le jour suivant, le Roi me tira à part et me dit : « Bassompierre, tu sais combien les Archiducs des Pays-Bas sont férus d’étiquette. Je voudrais que tu ailles dire à ma femme de leur écrire une lettre pour exiger la présence de la Princesse de Condé à son sacre… »
— Ma fé, la délicatesse est rare ! dit mon père. J’en rirais, s’il ne s’agissait pas du Roi. Et vous acceptâtes cette mission ?
— L’eussé-je refusée qu’il m’en aurait haï ! Mais laissez-moi vous dire, Marquis, que parvenu chez la Reine, je tournai sept fois ma langue dans ma bouche avant de lui transmettre cette effarante demande. Jour de Dieu ! Si elle avait eu dix yeux, elle n’eût pas eu assez de ces dix yeux pour me foudroyer. « Comte ! dit-elle, pour qui me prenez-vous ? Et pour qui le Roi me prend-il ? Pour une rouffiana[66] ? »
Quand Bassompierre fut parti, et tout ce que je venais d’entendre me tracassant fort, je dis :
— Je ne comprends pas pourquoi Henri montra une véritable grandeur d’âme en acceptant le sacre de la Reine pour assurer les droits dynastiques de son fils. N’était-ce pas naturel qu’il agît ainsi ?
— Ce serait naturel, si la Reine n’était pas (non sans raisons assurément) pleine de fiel et de rancœur à son égard, et qui pis est le chef du parti espagnol, qu’elle renseigne par le nonce Ubaldini, à qui elle fait dire tout ce qu’elle sait et elle sait beaucoup, le Roi ne se gardant pas assez. Or, vous devez savoir, mon fils, que le fort parti qui en France souhaite ou complote la mort du Roi ne veut pas pour autant plonger la France dans une guerre civile. Le sacre de la Reine, en assurant la succession du Roi, supprime cette crainte. Dès lors, la voie est libre et les risques que court le Roi d’être assassiné sont multipliés d’autant.
— Le Roi en est-il conscient ?
— Tout à plein. Je l’ai ouï dire à Sully en ma présence : « Maudit sacre ! Tu seras cause de ma mort ! »
J’assistai à Saint-Denis le treize mai avec mon père et La Surie à ce sacre qui fut aussi splendide qu’il devait l’être, et qui aurait dû être joyeux, s’il n’avait pas été accompagné, dans l’esprit du Roi et de ses proches, d’appréhensions sinistres.
Henri avait réglé par le menu tous les détails de la cérémonie. Et sachant cela, deux choses, entre toutes, me frappèrent. Le Roi se voulut sinon absent, du moins distant du sacre de sa femme. Il eût pu placer son trône dans le chœur. Il se contenta d’assister à la cérémonie de loin et de haut, en spectateur, dans une loge vitrée.
Le cardinal de Joyeuse, selon l’usage, devait poser la couronne royale sur le chef de la Reine. Mais, de par la volonté du Roi, il reçut dans cette tâche deux aides inattendus : placés des deux côtés de Marie, le dauphin Louis et Madame, sœur de Louis, soutinrent la couronne avant qu’elle touchât le front de leur mère. Les dames trouvèrent charmante cette innovation, mais d’aucuns, au nombre desquels compta mon père, estimèrent qu’elle voulait dire que Marie de Médicis n’était reine couronnée que par la grâce des enfants qu’Henri lui avait faits.
Ce qui conforta mon père dans cette idée, ce furent deux incidents, l’un empreint de légèreté, l’autre de sérieux, qui se passèrent sous ses yeux après la cérémonie. Dès qu’elle fut achevée, le Roi, sans attendre la sortie du cortège, descendit de la loge vitrée où il se tenait et gagna une chambre dont la fenêtre surplombait la chapelle, et jeta à la Reine, comme elle en sortait, quelques gouttes d’eau. Cette petite gausserie troubla les assistants pour la raison qu’on n’osait interpréter cette sorte de baptême comme une dérision du sacre que la Reine venait de recevoir. Mais comme étant descendu à sa rencontre, le Roi recevait sa femme selon les formes les plus courtoises, il aperçut, venant à lui, le dauphin Louis. Son visage s’éclaira et, se tournant vers les assistants, il leur dit, d’une voix forte et avec la dernière gravité :
— Messieurs, voilà votre roi !
Ces paroles, et le ton dont il les prononça, eurent sur les courtisans un effet saisissant. Il leur sembla que le Roi, se plaçant déjà de l’autre côté de la vie, leur parlait d’outre-tombe, pour leur rappeler que leur vrai souverain n’était pas cette femme qu’on venait de couronner, mais cet enfant qui n’avait pas neuf ans.
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Du moins en sa première moitié, ce vendredi quatorze mai fut dans ma vie un jour fort semblable aux autres. Monsieur Philipponeau, l’ancien jésuite aux yeux ardents, me demanda d’improviser, non sans qu’il m’aidât quelque peu, une traduction latine d’un sonnet de Malherbe. Après quoi il me questionna, toujours en latin, sur la conquête des Gaules. Et il termina ces deux heures de leçon par un exposé sur l’Apologie de Raymond de Sebonde, pour laquelle je le soupçonnais de nourrir quelque tendresse en raison du scepticisme dont elle est empreinte.
Avec une exactitude militaire, l’ex-artificier Martial surgit comme l’ex-jésuite s’en allait, et me donna une leçon de mathématiques, où je trouvai les certitudes qui manquaient à l’Apologie, mais qui, par malheur, m’étaient peu utiles pour résoudre les problèmes philosophiques soulevés par Raymond de Sebonde.
En dernier, Mademoiselle de Saint-Hubert parut. Elle avait alors trente et un ans, charmante, vive, sensible, mais par malheur vouée au célibat comme j’ai dit déjà par la conjonction de sa noblesse et de sa pauvreté. Comme si la nature, constatant leur désemploi, eût décidé d’en faire l’économie, elle avait perdu une partie de ses féminins contours et avec eux, les regards masculins qui s’égaraient si volontiers sur eux, ceux de mon père, de La Surie, de mon jésuite, de Franz et de moi-même. Toutefois, ses yeux, ses lèvres, ses longs cheveux, sa taille flexible, la grâce de ses gestes, sa voix basse et musicale, lui donnaient encore des charmes, mais qui évoquaient la lassitude d’une fleur qui s’étiole dans un vase. Elle me bailla une leçon dans la langue de Dante avec sa conscience coutumière, ne me faisant grâce d’aucune des traîtrises des verbes italiens, qui valent bien celles des nôtres. J’observai que lorsque ma main touchait par aventure la sienne, elle la retirait avec une vivacité quasi offensante, comme si après avoir tant attendu d’être aimée par l’autre sexe, elle ne supportait plus son contact.
L’injustice de son sort m’attristait d’autant plus que je n’y pouvais porter remède, tout geste un peu chaleureux de ma part lui étant devenu suspect : on eût dit qu’elle en ressentait de l’aigreur et qu’elle se sentait rejetée par tous, et par tout, y compris par les attentions que j’avais pour elle.
Après son partement, le maître en faits d’armes Sabatini, petit homme sec et pète-feu en diable, me mit de la tête aux pieds en sueur par un de ces assauts à l’épée dont il sortait, quant à lui, frais comme un gardon. Mais si ce violent exercice m’amusa et m’agita le corps, le pensement de Mademoiselle de Saint-Hubert me laissa comme un arrière-goût de chagrin quand je me mis à table avec mon père et La Surie.
Leur entretien fut loin de le dissiper : mon père revenait du Louvre où il avait appris quelques détails sur le dernier entretien du Roi avec le nonce Ubaldini. Henri ne s’en était jamais laissé conter par personne, et encore moins par l’habileté du pape Paul V qui, tout en se présentant dans l’affaire de Clèves en arbitre et en médiateur, prenait, en réalité, fait et cause pour les Habsbourg. La nouveauté, c’était que, cette fois, le Roi le dit haut, net et sec au nonce : « Le Pape voudrait tout obtenir de moi et rien des Espagnols – Sire, dit Ubaldini, se réfugiant dans le flou des principes, la paix de la chrétienté est entre vos mains. – Si vous voulez la paix, faites que les Espagnols me donnent quelques signes de bonne volonté. – Sire, laissez le temps à Sa Sainteté de l’obtenir. – J’ai assez attendu ! Je suis résolu d’aller à l’armée le quinze mai. »
— Derrière ces paroles du Roi, dit mon père, il y a la mort de centaines de milliers de gens.
— Et peut-être aussi la sienne, dit La Surie.
— Le Roi, dis-je, escompte-t-il vraiment partir aux armées demain ?
— En fait, non. Depuis cet entretien avec Ubaldini, il a modifié son emploi du temps. Ce jour d’hui vendredi quatorze, il compte mettre en ordre ses affaires. Samedi, il courra un cerf. Dimanche, il assistera à l’entrée triomphale de la Reine en Paris.
— Mais, elle y est déjà ! dit La Surie, avec un petit brillement de son œil marron, son œil bleu restant froid. Va-t-elle en ressortir pour y rentrer ?
— Vous vous gaussez, je pense. C’est la coutume après un sacre de faire une entrée triomphale dans la ville dont on est le prince ou la princesse. Je poursuis : le Roi mariera sa fille Vendôme lundi. Mardi, il prendra part aux festins qui célébreront ce mariage. Et enfin, mercredi dix-neuf mai, il montera à cheval pour rejoindre ses armées.
Comme mon père achevait, Mariette fit une entrée elle-même triomphale, portant une énorme tarte aux cerises entières, dénoyautées et confiturées par ses soins, et précédemment cueillies en notre Seigneurie du Chêne Rogneux, juste avant qu’elles devinssent mûres : sans cette précaution, les oiseaux, en une seule journée, n’en eussent pas laissé une seule.
C’est par la pâte et l’ingéniosité à la travailler, et à la tourner en ornements divers, que Caboche brillait, et aussi par les dimensions de ce monument, astucieusement conçu pour faire honneur à ses maîtres et faire, du même coup, plaisir à ceux qui, à la grande table de la cuisine, finiraient après nous de le démanteler.
Tarte gloutie, je passai alors dans ma chambre. Avec ma nouvelle soubrette, ma sieste me laissait même du temps pour dormir. Non que Louison y mît moins de cœur que Toinon, mais aux lentes approches de ma boulangère et à ses subtiles complaisances, elle avait substitué un style plus rustique. Je tâchai de prime de le raffiner et je perdis ma peine : Louison voyait du péché partout. Et préférant, en fin de compte, changer mes désirs plutôt que sa théologie, je me contentai de sa simpliste procédure, où tout se passait à la bonne franquette. Après quoi, bonne et gentille garcelette qu’elle était, elle s’endormait comme un agneau, la conscience tranquille, me laissant moi-même à mon sommeil ou à mes songes. J’ai quelque vergogne à avouer ici que je rêvais, quand je rêvais, à d’autres visages que le sien, si avenant qu’il fût.
Franz vint me tirer, ce jour-là, de mon ensommeillement en me disant à travers l’huis que Son Altesse la Duchesse de Guise venait d’arriver et qu’elle me commandait de me lever et de me vêtir au mieux, pour ce qu’elle comptait m’emmener avec elle dans son carrosse.
— Mais Franz, dis-je béant, qu’en a décidé mon père ?
— Rien, Monsieur, vu qu’il n’est point au logis.
— Et le Chevalier ?
— Le Chevalier non plus.
Je me jetai alors de l’eau au visage et me lavai les mains et, avec l’aide de Louison, me vêtis en un tournemain de mon habit bleu en hommage aux yeux de ma bonne marraine, lesquels, à dire le vrai, scintillèrent de plaisir à me voir, mais sans que son verbe prît le relais de ses affectionnés regards.
— Jour de Dieu ! dit-elle, du train où vont les choses, à peu que j’aie failli vous attendre ! Or sus ! Ne languissons pas davantage ! J’ai autre chose à faire que m’apparesser au lit, comme vous faites après dîner ! Allez ! Allez ! dit-elle en me prenant par le bras et avec force m’entraînant, toute trottante menue qu’elle fût, vers son carrosse dont les chevaux piaffaient pour le moins autant que leur maîtresse. Montez ! Montez, que diantre !
— Mais, Madame, où allons-nous ?
— Si vous étiez seul, je dirais en enfer : c’est là qu’est votre place, mais Dieu merci, j’ai pour moi d’autres espoirs…
— Madame ! Madame ! dit Franz, accourant alors que le laquais aux couleurs des Guise remontait déjà le marchepied et fermait la portière, je supplie très humblement Votre Altesse de me dire où elle emmène le Chevalier, car je me ferais gronder par mon maître au retour à son logis, si je ne peux lui dire.
— Au Louvre, Franz ! Rien qu’au Louvre ! Pensiez-vous que ce fût au bordeau ?
Sur cette gaillardie de grande dame (qui dès ce moment allait être répétée de porte en porte sur toute la longueur de notre rue), elle rit « à gueule bec », comme elle disait dans son langage.
— Au Louvre, Madame ? dis-je en me rencognant contre les capitons de soie bleu pâle du plus ostentatoire des carrosses de la maison de Guise, et pour quoi faire au Louvre, Madame, peux-je vous le demander ?
— Je vous le dirai quand il me plaira ! dit-elle avec pétulance. Et pas avant ! Ma fé ! Cela empeste ici, mon filleul ! Il flotte autour de vous une odor di femina des plus insufférables ! Jour de ma vie ! N’avez-vous pas honte, à votre âge, de vous baigner dans la luxure tous les jours que Dieu fait ?
— Mon Dieu, Madame, dans cette rivière-là, il n’est pas d’âge pour se baigner…
— La peste soit du petit impertinent ! Dites-vous cela pour moi ?
— Non, Madame, la remarque était générale.
— Comment cela ? dit-elle en riant. Monstre que vous êtes, ai-je passé l’âge de plaire ?
— Vous savez bien que non, Madame. Mon père, de reste, vous le doit dire tous les jours.
— Mais il s’en faut que je voie maintenant ce méchant tous les jours ! dit-elle avec un soupir.
À ces mots, un voile de tristesse passa sur son visage mais, se redressant aussitôt, elle s’ébroua et reprit tout soudain son entrain, me laissant deviner en ce bref instant quel courage parfois il lui fallait pour garder la joyeuseté de son déportement. Sans doute ne savait-elle rien de la présence, dans nos murs, de notre petite couseuse de soie, mais elle en devait subir les effets.
— Or sus ! dit-elle, en deux mots comme en mille, voici l’affaire : je vous emmène chez la Reine.
— Chez la Reine, Madame ! Mais qu’y ferai-je ?
— Mais rien. Elle vous verra, c’est tout, tandis que je considérerai avec elle, la Maréchale de La Châtre et quelques autres, divers petits points d’étiquette de grande conséquence au regard de son entrée triomphale en Paris.
— Et moi, que ferai-je pendant ce temps ?
— Mais rien ! rien ! vous dis-je. Assis ou debout, selon le cas, vous garderez une attitude de courtoise immobilité, vos yeux fichés sur la Reine avec autant de dévotion que sur la Vierge Marie et vous n’articulerez pas un traître mot, sauf si elle vous adresse la parole. Et surtout, Monsieur, surtout, s’il se trouve, dans le cabinet où j’aurai cet entretien avec la Reine, quelques-unes de ses jolies filles d’honneur, vous rengainerez une fois pour toutes les gloutons regards dont vous couvrez d’ordinaire les personnes du sexe, et pas une fois – oyez-moi bien ! –, pas une fois, vous ne jetterez l’œil de ce côté-là.
— Et pourquoi, Madame, peux-je vous le demander, devrais-je me condamner à l’immobilité, au mutisme et à la cécité ? Y a-t-il un sens à cela ?
— Assurément, il y en a un. Oyez-moi bien. Le Roi s’en va-t-en guerre, ne laissant place qu’à deux possibilités : ou bien il est tué, ou bien il nous revient, et vainqueur et vivant. S’il est tué, on lui ouvre la poitrine et, selon la promesse qu’il leur fit de son vivant, on se saisit de son cœur et on le donne aux jésuites qui sont doublement contents : d’abord qu’il soit mort, ensuite d’avoir son cœur.
— Mais, juste ciel, Madame ! m’écriai-je, qu’en feront-ils ?
— Ils le mettront dans une cassette en or, et la cassette en la chapelle de leur collège de La Flèche, où le monde entier viendra vénérer cette relique d’un grand roi et, au départir, laissera pécunes aux mains de ses gardiens.
— Mon Dieu ! dis-je, horrifié. Est-ce ainsi que va le monde ?
— Mon beau filleul, vous êtes bien jeune, si vous venez de le découvrir. Mais, oyez-moi bien. Si le Roi revient de cette sotte guerre sain et sauf, comme je l’espère, pour ce que je l’aime bien, quoiqu’il soit un grand fol à jouer les héros à son âge, je me fais fort d’obtenir de lui qu’il vous marie à Mademoiselle d’Aumale.
— Mademoiselle d’Aumale, mais je ne l’ai jamais vue !
— Mais que diantre, Monsieur, cela n’est en rien nécessaire ! Outre qu’elle ne manque pas de grâces, la principale d’entre elles est d’être, après la Mercœur, une des plus riches héritières de France. Et qui mieux est, le Roi, s’il vous marie à elle, relèvera pour vous le titre de Duc qu’il a enlevé à son père.
— Mais le Roi a déjà proposé Mademoiselle d’Aumale à Bassompierre !
— Et Bassompierre l’a refusée, sentant bien que c’était là une offre de Gascon : le Roi ne fera pas volontiers un duc d’un étranger, tout au plus le fera-t-il maréchal de France.
— Bassompierre le pourrait-il devenir ?
— Mais oui, étant déjà colonel-général des chevau-légers. Or, oyez-moi bien ! À supposer maintenant qu’il arrive malheur au Roi, la Reine est régente et règne seule, et vous avez alors de bonnes chances d’épouser Mademoiselle de Fonlebon…
Tant cette phrase me prit sans vert que je regardai Madame de Guise, le souffle coupé et les yeux me sortant quasiment de la tête. Madame de Guise se mit à rire :
— Vous voilà médusé ! Mais tout se sait à la cour, mon beau mignon ! Vous avez promis à Mademoiselle de Fonlebon de l’aller voir en Périgord. Vous avez arrangé avec Monsieur de Castelnau de faire ce voyage en sa compagnie. Est-ce que cela ne suffit pas pour qu’on vous dise dans les ronds et les ruelles épris d’elle à la folie ? Sans compter que la garcelette, à son partement, a dû parler de vous à la Reine, puisque la Reine m’a demandé de vous amener chez elle.
— Mais, dis-je éperdu, ne puis-je épouser Mademoiselle de Fonlebon du vivant du Roi ?
— Êtes-vous fol ? s’écria Madame de Guise en me regardant à son tour avec de grands yeux. Voudriez-vous faire au Roi cette mortelle écorne, vous qu’il appelle « son petit cousin » ? Avez-vous oublié qu’il a fait à cette noble fille une cour à la soldate, et voudriez-vous, une fois marié, qu’il vous traite comme le Prince de Condé ?
— Mais, dis-je, je ne veux pas épouser Mademoiselle d’Aumale !
— Vous ne l’avez jamais vue !
— Et je ne veux pas changer de nom : Siorac est assez bon pour moi.
— Chansons ! Sornettes ! Fariboles ! On ne change pas de nom en devenant duc ! On ajoute à son nom un titre. Le père de votre nouvel ami, Castelnau, est Jacques Nompar de Caumont, Duc de La Force et vous serez, vous, Pierre-Emmanuel de Siorac, Duc d’Aumale ! Est-ce rien, dites-moi, de se remparer derrière un beau titre de Duc quand on est illégitime ? Qui osera, alors, vous faire la mine ?
— Pour ceux qui me feront la mine, j’ai mon épée.
— Vous ne la tirerez pas. Le Roi vient de faire un édit contre les duels…
— … que vos fils, Madame, ont déjà violé.
— Preuve que je ne ferai jamais rien de ces insolents muguets ! Quant à vous, Monsieur, vous me décevez. Je vous croyais plus raisonnable.
Comme elle semblait s’attrister sur ces mots, je lui pris les mains et les baisai.
— Je serai raisonnable, pour autant que je le peux, Madame, pour vous plaire, mais vous me demandez d’épouser Mademoiselle d’Aumale et vous me parlez, en même temps, d’épouser Mademoiselle de Fonlebon. Il y a de quoi s’y perdre !
— Et pouvez-vous savoir d’avance si vous n’allez pas vous éprendre de Mademoiselle d’Aumale ? Vous n’avez que dix-huit ans et déjà tant de filles et tant de femmes vous ont plu : votre sœur de lait Frédérique, cette mijaurée de Saint-Hubert, Toinon, Louison, ma scélérate Noémie et j’en passe. Quand on a le cœur aussi ouvert que le vôtre, mon filleul, on ne peut guère se targuer de sa fidélité. Mais, ajouta-t-elle après un silence, ne nous gourmons pas, de grâce, puisque tous ces beaux raisonnements ne sont bâtis que sur des hypothèses. Baisez-moi là, sur la joue, mon mignon. Faisons la paix et plus un mot ! De toute façon, cette entrevue va être pour vous de la plus grande conséquence. Tenez-vous à carreau. Aucune des femmes présentes, la Reine comprise, ne vous jettera le moindre coup d’œil, mais toutes vous épieront.
— Mais Madame, dis-je en jetant un œil par la portière, nous ne sommes pas au Louvre, mais quasi à l’Arsenal… Irons-nous voir Sully ? ajoutai-je en gaussant.
— Vous ne le pourriez, dit-elle sur le même ton. Une de ses blessures de guerre – il en a des tas, à ce qu’il dit – s’est rouverte. Il en pâtit fort. On murmure même au Louvre qu’il a pris un bain : jugez par là s’il est malade ! J’ai demandé à mon cocher de nous promener dans Paris, désirant m’entretenir avec vous au bec à bec, craignant l’indiscrétion de vos gens et en particulier de votre maudite Mariette dont les oreilles traînent partout. On marcherait sus, si on n’y prenait garde !
Ma bonne marraine donnant des leçons de discrétion après ce qu’elle avait dit à Franz à notre départir de notre logis du Champ Fleuri, voilà qui était nouveau ! Mais bien qu’elle ne fût pas à une billevesée près, bravant l’honnêteté en ses saillies sans même battre un cil, je me sentis heureux de la voir revenue à sa pétulance coutumière, étant, quant à moi, résigné à périr noblement d’ennui chez la Reine, comme elle me l’avait ordonné.
Le grave entretien des dames sur des points d’étiquette de grande conséquence pour l’entrée triomphale de la Reine dans Paris se déroulait non point dans le petit cabinet de la Reine, mais dans la chambre de Sa Majesté où j’avais mis le pied pour la première fois en novembre 1609, trois jours après la naissance d’Henriette-Marie, la Reine étant dolente et couchée, et le Roi, appuyé avec force sur mon épaule, et quasi hagard de douleur à la nouvelle que Condé avait emmené la Princesse au-delà des frontières.
Marie de Médicis n’était encore ni habillée ni coiffée, et je la trouvais plus agréable à voir ainsi, avec ses longs cheveux blonds tombant sur ses épaules rondes (que cachait à peine son déshabillé mauve) plutôt qu’armée de pied en cap, serrée dans sa basquine et bardée de tant de pierreries, et si lourdes, qu’à peu qu’elle pût marcher.
— Votre Majesté, dit Madame de Guise, voici mon filleul : le Chevalier de Siorac, que le Roi vous a présenté lors de mon bal.
Ayant fait les génuflexions d’usage, j’étais déjà à ses pieds et baisant le bas de sa robe, attendant ses premières paroles – de bienvenue ou de malvenue, comment le savoir d’avance avec elle ? Ses choix défiaient toute logique et si la raison eût dû l’incliner à m’accueillir bien, puisque la Duchesse de Guise était son intime amie, d’un autre côté, le poids de la morgue qu’elle tenait des Habsbourg (en même temps que son menton prognathe) était si lourd et si peu éclairé qu’il pouvait tomber sur n’importe qui.
— Ah ! dit-elle, il figlioccio famoso[67] ! Eh bien, qu’il s’assoie ! Caterina ! Un tabouret, là, contre le mur !
En me relevant de ma prosternation, et m’éloignant d’elle en révérences successives, je jetai un œil à ma marraine. Elle haussa les sourcils, sans doute pour me faire entendre que l’accueil n’était point si mauvais. En tout cas, à mon endroit, il valait mieux que « il cugino de la mano sinistra » dont elle m’avait adoubé au bal de la Duchesse de Guise. Il y avait bien encore quelque trace de venin dans le « famoso » (en quoi étais-je fameux, sinon par ma naissance illégitime ?) mais, d’un autre côté, elle condescendait à me faire asseoir en sa présence. Faveur qui, comme disait mon père, « avait protocolairement son prix et fessièrement sa commodité ».
La raison pour laquelle l’entretien eut lieu dans la chambre, et non dans le cabinet de la Reine, me devint claire au premier coup d’œil, car sur son lit était étalé en toute sa magnificence le manteau qu’elle allait porter à l’occasion de son entrée triomphale en Paris, lequel était de velours semé de fleurs de lys d’or, fourré d’hermine et ayant une queue longue de sept aunes[68], laquelle, pour qu’elle ne traînât point sur le tapis de Turquie, avait été arrangée en anneaux de serpent sur le couvre-lit de satin.
Il y avait là, outre la Reine et ma bonne marraine, la Duchesse douairière de Montpensier, la Princesse de Conti, la Maréchale de La Châtre et la Marquise de Guercheville. Je les saluai toutes avec un respect sans faille, dans l’ordre imposé par leur rang, et m’assis sur le tabouret que Caterina avait placé pour moi le long du mur, non loin des filles d’honneur de la Reine qui, elles, restaient debout devant la tapisserie, muettes et, à ce que j’imaginais, décoratives, puisque c’était là leur seul emploi. Muet comme elles, je gardais les yeux fichés avec la dernière révérence et la plus cléricale humilité sur Sa Majesté, laquelle, toutefois, par sa stature, sa voix forte, son épaisseur chamelle et sa visible absence de suavité, je trouvais difficile de confondre avec la Vierge Marie. Ah certes ! le Comte de Soissons eût été mieux à sa place que moi en cet entretien où il allait être question d’étiquette. Il est vrai qu’il en était si féru que, les préséances à l’égard de sa femme et de lui-même n’ayant pas été respectées, il avait de nouveau boudé le sacre de la Reine après avoir boudé, comme on sait, le mariage du Duc de Vendôme et venait juste de faire savoir au Roi, dans une lettre indignée, qu’il bouderait aussi l’entrée triomphale de la Reine à Paris.
À force de regarder la Reine et de ne regarder qu’elle, je ne la voyais plus. Et ma vue devenant aussi inutile que ma langue, il ne me restait plus que mon ouïe, laquelle, cependant, se trouva vite découragée à suivre les points de protocole furieusement soulevés par les dames en cet entretien. Je ne manquai pas, toutefois, de remarquer que, si agité que fût leur débat, les dames ne laissaient pas de me jeter, en catimini, de petits regards vifs qui me pesaient, me soupesaient, m’appréciaient ou me dépréciaient en de subtiles balances. Et rapprochant ces regards de ce que Madame de Guise m’avait dit, je compris enfin que cet intérêt nouveau pour ma personne (car j’avais vu déjà une bonne dizaine de fois les dames qui étaient là) provenait de ce qu’elles avaient formé toutes ensemble le projet de m’accoupler à Mademoiselle de Fonlebon. Or, j’en savais assez sur elles, notamment sur la Princesse de Conti et Madame de Montpensier, unies à des époux infirmes, ou sur la Reine et la Duchesse de Guise, unies à des maris volages, pour savoir quel pâtiment le mariage leur avait apporté. Et cependant, ce malheur ne leur suffisait pas : elles le voulaient répandre.
Je ne laissai pas, assurément, d’apercevoir le cheminement de leur esprit. Mademoiselle de Fonlebon était fille de bon lieu. Son illustre famille avait du bien. La Reine lui avait de surcroît promis une dot. Elle était belle et vertueuse. Quant à moi, j’étais illégitime, assurément, mais cette illégitimité même était glorieuse, puisqu’elle m’apparentait aux Bourbons. Le Roi m’appelait son « petit cousin ». La Duchesse de Guise raffolait de moi plus que de ses fils et enfin j’avais « l’air cavalier », bien que chargé de « science et de talents », lesquels, en leur ignorance, ces dames exagéraient.
Belle lectrice, puis-je dire ici, sans encourir votre inimitié, que ces marieuses me refroidirent quelque peu à l’égard de Mademoiselle de Fonlebon, pour la raison que m’éprenant d’elle à la volée, sur un naïf battement de cœur, je me sentais tout soudain saisi et enveloppé dans les filets d’un mariage que je n’avais ni prévu, ni décidé, ni même désiré ? Je l’aimais – ou je croyais l’aimer, ce qui revient au même. Mais bien que mes « folies de jeunesse » ne fussent pas aussi folles et hautes que celles de Bassompierre, j’eusse eu l’impression de perdre l’infinie variété du monde des femmes en en épousant une seule, et d’autant que mon sentiment naissant pour Mademoiselle de Fonlebon n’avait en aucune façon chassé mon amour insatisfait pour Madame de Lichtenberg, ni diminué mon regret d’avoir perdu Toinon.
En outre, comment aurais-je pu le moindrement désiré épouser Mademoiselle de Fonlebon, maintenant que je savais que je ne pourrais le faire tant que le Roi demeurerait en vie, et de vies, à mon Roi, j’en souhaitais cent pour lui seul, tant je l’aimais, malgré ses faiblesses et ses fautes, et tant je le croyais nécessaire au bonheur de son peuple.
Comme si l’objet de tant d’admiration avait été appelé par l’ardeur de mon souhait, le Roi surgit à cet instant, fort élégant dans un pourpoint de satin noir et portant sur les épaules un petit manteau « à la clystérique », ainsi appelé par nos muguets parce qu’il dégageait les fesses et eût à la rigueur permis sans qu’on le quittât (à condition de baisser le haut-de-chausses) cette médication dont nos médecins sont si friands.
Un grand tohu-bohu se fit à la vue de Sa Majesté, toutes les dames se levant à la fois dans un grand froissement de leurs vertugadins, lesquels s’évasèrent sur le tapis comme autant de cloches tandis que le Roi baisait, qui les joues, qui les mains, après avoir galamment posé ses lèvres sur celles de la Reine en promenant sa maigre main sur ses grasses épaules.
Il paraissait animé de l’humeur la plus charmante et comme Madame de Guise, au bout d’un moment, quit de lui son congé, ayant un procès à solliciter au palais, il lui dit : « Ma bonne cousine, ne bougez d’ici : nous rirons ! »
Outre qu’elle lui était fort proche par le sang, étant sa cousine germaine, il l’aimait fort, trouvant sa compagnie « douce et agréable ». Je me permettrai de corriger ici ce jugement royal, le trouvant trop édulcoré, car une des choses qu’Henri appréciait le plus chez ma bonne marraine, n’était pas tellement sa « douceur » mais qu’elle parlât dru et sans fard comme lui-même.
Et bien je me ressouviens qu’en cette petite heure qu’il passa avec nous, les gausseries dont les cousins se lançaient et se relançaient la balle eussent fait rougir la Marquise de Rambouillet par leur verdeur et grandement offensé la pudibonderie de la Reine, si elle avait pu en comprendre le quart. Mais le dialogue était trop rapide pour elle et d’ailleurs, au bout d’un moment, rechignée et malengroin, elle cessa d’écouter. Henri le sentit, et avec sa coutumière gentillesse, il entreprit de la remettre en bonne humeur en lui faisant de grands compliments sur le splendide manteau fleurdelysé qu’elle devait porter pour son entrée triomphale.
— Ventre Saint-Gris ! dit-il, que j’aimerais avoir une casaque de ce modèle pour porter par-dessus mon armure à la guerre !
— Mais alors, il n’y faudrait pas de queue ! dit Madame de Guise.
— Mais que dites-vous là, ma cousine ? dit Henri en riant.
Puis changeant de ton et de visage, il dit :
— C’est vrai qu’une casaque ne me serait peut-être pas utile, puisqu’on ensevelit les rois dans le manteau de leur propre sacre.
Les familiers d’Henri IV ont discerné, après coup, dans cette remarque et dans bien d’autres que le Roi articula en cette journée du quatorze mai, le pressentiment qu’il aurait eu que sa mort était proche. J’ai souvent débattu de ce point avec mon père qui ne voyait que superstition dans cette façon de conter l’Histoire à reculons. Si Henri, disait-il, n’avait pas été assassiné le quatorze mai, eût-on fait un tel sort à des réflexions qui, dans le prédicament qui était le sien, eussent paru bien naturelles : la casaque fleurdelysée l’avait fait penser à son armure, l’armure à la guerre, la guerre à son tombeau. Qui ne pense être tué au moment de partir au combat ?
À Bassompierre qui lui avait rappelé ce matin les bonheurs dont il avait joui depuis la reprise d’Amiens en 1597, Henri avait répondu : « Mon ami, il faut quitter tout cela. » Mais quitter quoi ? La félicité de la paix ? Ou la vie ? C’est pour nous qui en jugeons après l’événement que cette phrase est prémonitoire. Comment affirmer qu’elle le fût pour celui qui la prononça ? C’est vrai qu’en cette après-midi du quatorze mai il parut inquiet, agité, mal à l’aise, mais comment ne l’eût-il pas été, s’apprêtant à tout jouer sur un coup de dés : son royaume, son trône, sa dynastie, sa vie ?
Avant les combats qu’il livra pour conquérir son trône, ajouta mon père, je l’ai toujours vu fébrile, pensant à l’extrême précarité de sa situation, à la défaite toujours possible, à la mort aussi, et en parlant. Tout autre que lui eût caché ces alarmes sous un masque imperscrutable, mais Henri était un Gascon imaginatif, mobile, sensible, exubérant, enclin au rire, et aussi aux larmes, aimant gausser, mais porté aussi à dramatiser. Et surtout, il ne cachait rien. Atteint de diarrhée avant chaque combat, il prenait le parti d’en rire tout haut. Et allant aux feuillées, il criait à la cantonade, parlant des ennemis qu’il allait combattre : « Je vais faire bon pour eux ! » Après quoi, oubliant toute faiblesse, il se battait comme un lion.
La Surie voulut, à son tour, en dire son mot que je trouvai pertinent.
— Il faut se rappeler qu’Henri, dans la mélancolie, avait une tendance à l’hyperbole (La Surie aimait ce mot, qu’il trouvait savant). Ramentez-vous, dit-il en se tournant vers mon père, ce qu’il dit, quand après la mort d’Henri III, une bonne partie des troupes royales l’abandonna : « Je suis un général sans armée, un roi sans couronne et un mari sans femme. » C’était pousser les choses très au noir ! Il lui restait une armée, petite, certes, mais ardente, vaillante, aguerrie…
— Et invaincue, dit mon père.
— Et il était sans couronne, assurément, reprit La Surie, parce que la Ligue était à Paris, mais il avait pour lui la légitimité, et par le sang, et parce qu’Henri III l’avait solennellement reconnu sur son lit de mort. Et enfin, s’il était sans épouse, il n’était diantre pas sans femme, courant, à brides avalées, en pleine guerre de la haute dame à la meunière et de la meunière à la nonne…
À mon sentiment, Henri pâtissait aussi, en cette après-midi du quatorze mai, de n’avoir rien à faire. Et cette inaction ajoutait à sa fébrilité. Il devait consacrer sa journée à « mettre de l’ordre dans ses affaires », mais quelles affaires ? Et quel ordre ? Lui qui était toujours debout, allant, venant, incapable de s’asseoir devant une table, ou même de lire, griffonnant à la diable de courts billets, le seul ordre qui l’intéressât étant, pour lors, celui de ses armées. Celles-là, il les savait prêtes.
Madame de Guise, après la joute de gaillardies qu’elle venait de soutenir avec lui, redemanda son congé à Henri qui voulut bien, cette fois, quoique à regret, le lui donner. Mais il me garda auprès de lui puis, au bout d’un moment, ne sachant que faire de moi, il déclara qu’il allait s’ensommeiller, m’embrassa, gagna sa chambre et me commanda d’aller voir le Dauphin. Je le regardai s’éloigner de son pas vif, la tête penchée en avant. Ce fut la dernière fois que je le vis vivant. Peu après, ne pouvant trouver le sommeil, Henri pensa que l’air lui ferait du bien et il ordonna son carrosse.
Je ne pus voir de prime le Dauphin, car il était à ses dessins, mais fus fort bien accueilli par le docteur Héroard et Monsieur de Souvré qui, de tout le temps que je fus avec eux, ne parlèrent que de Louis. Héroard me conta comment Henri, quelques mois plus tôt, avait taquiné le Dauphin en disant :
« Je prie Dieu que d’ici à vingt ans, je vous puisse encore donner le fouet ! » À quoi le Dauphin répondit : « Pas, s’il vous plaît ! – Comment, repartit le Roi, vous ne voudriez pas que je vous le puisse donner ? – Pas, s’il vous plaît ! » répondit Louis.
— N’est-ce pas étrange, reprit Monsieur de Souvré. Un enfant n’imagine pas qu’il puisse cesser d’être un enfant. Louis n’a pas pensé un seul instant que dans vingt ans, il aurait vingt-huit ans, et qu’à cet âge, il y aurait beau temps qu’il ne serait plus fouetté.
Je trouvai, pour ma part, plus étrange encore la question du Roi, à tout le moins posée sous cette forme. Mais je me gardai d’en rien dire. Quant à Héroard, je l’avais déjà observé : s’il aimait raconter des anecdotes à propos du Dauphin, il ne les commentait jamais. Huguenot, et n’étant pas sans ennemi à la cour, en particulier dans l’entourage de la Reine, il se montrait fort prudent en ses paroles et en son attitude, allant même jusqu’à dissimuler la grande amour qu’il portait à Louis.
Le petit chien Vaillant entra le premier dans la pièce et me fit fête, preuve qu’il se ressouvenait que je lui avais dit si poliment adieu. Et le Dauphin, apparaissant derrière lui, me sauta au cou, et pria Monsieur de Souvré de m’emmener en promenade, laquelle je pensais se devoir faire à pied au jardin, ce qui, par la chaleur extrême qui régnait en ce mai, ne me paraissait pas si plaisant. Mais en réalité, il ne s’agissait que d’aller de par la ville en carrosse pour admirer les arcs de triomphe que les charpentiers achevaient de dresser sur le parcours que devait le lendemain emprunter la Reine en son entrée triomphale. Ces arcs, à ce qu’on disait, ne laissaient pas d’être très élaborés et les jardiniers les décoraient de feuillages et de fleurs.
Dans le carrosse, Monsieur de Souvré fut assez bon pour me faire asseoir à côté du Dauphin et s’assit lui-même en face de nous, le docteur Héroard à côté de lui. Sur le commandement qu’on lui fit, le cocher prit par la rue des Poullies, puis tourna à droite dans la grand’rue Saint-Honoré, et se dirigea vers la Croix du Tiroy. Sans le savoir, nous prenions le même chemin que le carrosse du Roi avait pris quelques minutes plus tôt. Je ne saurais préciser l’heure qu’il était, n’ayant pas sur moi ma montre-horloge. De reste, l’eussé-je eue que je n’aurais jamais osé la tirer en présence du Dauphin.
Le carrosse allait fort lentement en raison du grand mouvement de charrois qui se faisait à cette heure et aussi de la grande quantité de peuple qui se trouvait de par les rues à admirer les arcs de triomphe dont nous vîmes trois : celui de la rue des Poullies, celui de la grand’rue Saint-Honoré et celui de la Croix du Tiroy. Mais celui-là, qui était le plus grand, nous n’eûmes guère le loisir de l’admirer, bien que le Dauphin eût demandé à Monsieur de Souvré d’arrêter le carrosse afin d’en discerner mieux les détails. Car au moment où le cocher bridait les chevaux, je vis accourir à toutes jambes vers nous un page aux couleurs de la Reine. Le docteur Héroard l’ayant aperçu aussi se pencha au-dehors, ce qu’il fit sans bouger de sa place, les mantelets de cuir du carrosse ayant été relevés en raison de la chaleur. Mais le page, qui sans doute ne voulait pas crier son message en pleine rue, mit un pied sur un des rayons de la roue et, saisissant un des portants des mantelets, s’éleva jusqu’à se trouver au niveau du docteur Héroard. Tant est que ce dernier, comprenant son intention, approcha son oreille. Je n’ouïs pas ce que le page murmura, mais j’en compris la gravité : le docteur Héroard devint blême et comme Monsieur de Souvré le questionnait en levant les sourcils, il lui dit en latin :
— Rex vulneratus est.
— Leviter ?
— Pagius nescit[69].
Monsieur de Souvré pâlit à son tour et resta un instant sans pouvoir parler, tandis que le regard du Dauphin se fichait alternativement sur lui et sur son médecin.
— Qu’est cela ? dit-il enfin d’une voix grêle.
— Le Roi votre père est blessé, Monsieur, dit Monsieur de Souvré d’une voix blanche. Il faut retourner au Louvre sans tant languir.
Mon cœur se mit à battre avant même que le désarroi de Souvré et d’Héroard m’eût convaincu que le pire était arrivé et que le page en savait plus et en avait dit plus qu’Héroard ne l’avait d’abord prétendu. Je dis à voix basse :
— Relinquit vita corpus[70] ?
Héroard ne me répondit rien, pas même un signe de tête. Louis ayant commencé le latin à l’âge de cinq ans, il eût dû entendre ma phrase. Mais outre qu’il avait un fort mauvais maître qui savait lui-même assez mal ce qu’il lui enseignait, Louis avait apporté peu de zèle à cette étude. Sans saisir le sens de ma question, il dut comprendre pourtant que se disaient au-dessus de sa tête des choses graves, et bien dans sa façon, il prit le parti de se taire. La première question qu’il avait posée lui ayant appris la blessure du Roi, il me sembla que, par superstition, il craignait d’en poser une seconde. De toute façon, dans ses moments d’émotion, il bégayait si fort qu’il aimait mieux se taire. En lui jetant un coup d’œil de côté, je vis qu’il avait l’air pâle et contracté, alors même qu’il tâchait de donner le change en regardant le spectacle de la rue. Mais sa main sur la banquette du carrosse cherchant la mienne, je la saisis. Elle me parut froide malgré la chaleur torride de ce mai et aussi – je ne sais ce qui me donna cette impression – plus menue qu’à l’ordinaire.
Le Louvre était hérissé de gardes françaises et de Suisses qui avaient dressé chaînes et barrières, et qui gardaient les piques basses, comme s’ils s’attendaient à un assaut. Quant au guichet, il était si bien défendu que l’exempt, ne reconnaissant pas dans son effarement qu’il avait affaire à un carrosse royal, nous refusa d’abord l’entrant, Monsieur de Souvré devant mettre la tête à la portière pour se faire reconnaître.
La vue de tant de soldats parut ranimer Louis, ce que je mis d’abord sur le compte de sa grande amour pour le métier des armes. Mais j’entendis plus tard que ce déploiement de forces l’avait aussi rassuré : il commençait à craindre pour sa propre vie, comme il le laissa apparaître le lendemain quand, allant en carrosse par la rue Saint-Honoré, il commanda tout soudain à l’exempt de faire mettre ses gardes « en haies des deux côtés de son carrosse ».
Dès que le Dauphin atteignit ses appartements, il prit son petit chien dans ses bras et, s’asseyant sur un tabouret, se mit à l’embrasser et à le caresser, sans pleurer, mais sans non plus vouloir regarder les adultes qui l’entouraient, comme s’il voulait se réfugier dans son monde à lui, loin des horreurs du nôtre. Monsieur de Souvré et le docteur Héroard à quelques pas de lui se demandaient, à voix très basse, s’il valait mieux lui apprendre tout de gob ce qu’il en était ou attendre que la Reine le fît. Je leur soufflai à l’oreille que j’allais aux nouvelles et courus comme fol jusqu’à l’appartement du Roi, espérant encore, contre tout espoir, que le page avait exagéré l’état du blessé.
Tout un monde s’écroula en moi, quand je vis Henri étendu sur son lit, son pourpoint de satin noir ouvert et ensanglanté, le visage cireux, mais étrangement serein. Monsieur de Vie, assis sur le lit, lui mettait, bien en vain, me sembla-t-il, sa croix de l’ordre sur la bouche et lui faisait ressouvenir de Dieu. Et deux chirurgiens, des bandes à la main, se préparaient à le panser, quand Milon, le premier médecin, debout dans la ruelle, dit en pleurant : « Eh ! Que croyez-vous faire ? C’en est fini ! Il est passé ! »
Sur ces paroles, je me jetai à genoux et appuyai ma tête sur le lit, car je me sentais prêt à pâmer. Et je pâmai peut-être quelques secondes car, relevant la tête, tout me parut flou. Mais peu à peu, ma vue se précisa ; je vis Monsieur de Bellegarde à genoux dans la ruelle, tenant une main d’Henri dans la sienne et la baisant. C’est le deuxième roi de France que Bellegarde voyait assassiné, ayant été présent quand Jacques Clément donna de son couteau dans le ventre d’Henri III. Bassompierre, à genoux au bout du lit, tenait étroitement embrassés les pieds du Roi dans ses mains. Monsieur de Guise était à ses côtés, pleurant aussi.
Je demeurai là un moment, tâchant de prier sans y réussir tout à plein et apercevant le Duc de La Force et Castelnau dans une embrasure de fenêtre, père et fils sanglotant dans les bras l’un de l’autre, je me levai, les genoux tremblants et, le pas incertain, me dirigeai vers eux. Ils furent un moment avant de me reconnaître, tant les larmes obscurcissaient leurs yeux. Mais m’étant nommé, Monsieur de La Force me donna une forte brassée et me dit à l’oreille : « Ah ! Si le Roi m’avait permis de serrer en geôle ce misérable ! – Quoi ? dis-je, est-ce ce même Ravaillac ?… » La Force me conta alors, à paroles basses et entrecoupées, ce qui s’était passé rue de la Ferronnerie, rembarras de charrois qui avait immobilisé le carrosse du Roi, et ce misérable, le pied sur une borne, l’autre sur le rayon d’une roue, et le couteau dans la main gauche, « donnant dans le corps du Roi comme dans une botte de foin ». La Force était dans le carrosse du Roi avec Montbazon, Roquelaure, Liancourt et d’Épernon. L’attentat fut si prompt que personne, sauf d’Épernon, ne vit les coups de couteau, mais seulement le sang qui jaillissait de la bouche du Roi.
Monsieur de La Force n’en dit pas plus, sa voix lui manquant. Et Castelnau, me jetant le bras autour du cou, me serra à lui et me dit à l’oreille : « Après ce coup-là, que peuvent-ils faire de pis, sinon révoquer l’édit[71] et recommencer contre nous les persécutions ? »
Je refis tout le chemin des appartements du Roi à celui du Dauphin, lequel, à mon entrant, leva la tête. Son visage ne me parut pas tant triste que fermé et c’est seulement quand il parla qu’il se trahit. Sa voix était plus enfantine qu’à l’accoutumée et il bégayait beaucoup : « Siorac, dit-il, vous plaît-il de dire bonjour à mon chien ? » Je me vins mettre à genoux à côté de son tabouret et je caressai Vaillant en même temps que lui. Louis me parut trouver quelque soulagement en ma présence, comme s’il se fût senti plus proche de moi en raison de mon âge. Le docteur Héroard et Monsieur de Souvré avaient dû se mettre d’accord pour ne rien lui dire de plus que ce qui avait été dit dans le carrosse et se tenaient debout, muets à côté de lui, sans qu’il osât les envisager ni leur poser question.
La Duchesse douairière de Montpensier troubla ce silence. Elle entra en trombe dans la pièce et cria, tout à l’étourdie et d’une voix aigre :
— Où est le Dauphin ? Où est le Dauphin ? Or sus ! La Reine le veut voir sur l’heure !
Le Dauphin ne leva pas la tête, ne la regarda pas et, le visage penché sur son chien, continua à le caresser. La Duchesse, ne sachant que faire, s’approcha de Monsieur de Souvré qui lui parla assez longuement à l’oreille.
— Monsieur, reprit-elle, en s’adressant au Dauphin d’un ton plus doux et en lui faisant une grande révérence, plaise à vous de venir voir Sa Majesté la Reine. Le Chevalier de Siorac peut vous accompagner, si tel est votre plaisir.
— Siorac, vous plaît-il de venir ? dit Louis.
— Assurément, Monsieur.
J’articulai ce « Monsieur » avec la certitude, faite de regrets poignants, mais aussi d’amour et d’allégeance, que je lui devrai dire « Sire » la prochaine fois que je m’adresserai à lui.
La Reine, qui n’était encore ni coiffée ni habillée, jouait dans sa chambre une tragédie à l’italienne, avec pleurs, cris, exclamations, torsions pathétiques de mains et de bras, mais, à observer ses yeux, il me parut qu’elle n’était ni aussi surprise ni aussi effrayée qu’elle aurait dû l’être.
À l’entrant de Louis, elle s’écria :
— L’hanno ammazzato[72] !
À y songer plus tard, ce pluriel me surprit, la fiction à laquelle le pouvoir tâcha à donner crédit par la suite étant que Ravaillac avait agi seul. Mais sur l’instant, ce que je trouvai offensant à l’extrême fut que la Reine eût annoncé en italien à son fils la mort du roi de France.
Ayant prononcé ces mots que peut-être Louis n’entendit pas, elle se jeta sur lui, l’enlaça et écrasa ses lèvres sur sa joue. Le Dauphin me parut excessivement gêné et surpris par ces démonstrations et il avait bien, en effet, quelques raisons de l’être, et en eut davantage au fur et à mesure que passèrent les années : ce fut là, en effet, le seul baiser qu’il reçut de sa mère pendant les sept ans que dura sa régence.
Le Chancelier de Sillery, après en avoir demandé la permission à la Reine, prit le relais et fit alors au Dauphin un récit succinct de l’assassinat de son père, récit qu’il tenait sans doute du Duc d’Épernon présent dans la chambre.
Depuis le début de cette scène, je m’étais tenu à côté de la porte, debout contre la tapisserie et mon insignifiance me faisant tout à plein oublier, j’eus tout le loisir de l’observer. Dans la chambre du Roi, on pleurait le passé. Mais dans la chambre de la Reine, je ne tardai pas à constater qu’on préparait l’avenir. Ce n’était sûrement pas un hasard s’il y avait là tout le parti espagnol : la Reine, Villeroi, Sillery, d’Épernon. Il n’y manquait personne, pas même Concini, mais pour une fois modeste et muet, il s’était retiré dans une embrasure de fenêtre et oyait tout sans piper mot.
Quand le Chancelier Sillery eut terminé son récit, Louis dit :
— Ah ! Si j’eusse été là avec mon épée ! J’eusse tué ce méchant !
Cette naïveté ne parut émouvoir personne et dans le silence qui suivit, la Reine recommença ses lamentations et ses agitations, répétant cent fois : « Le Roi est mort ! Le Roi est mort ! » Soit que le Chancelier de Sillery pensât qu’elle en faisait plus qu’il n’était utile, soit qu’il estimât que le moment était venu d’agir, il fit cesser cette antienne en disant d’une voix forte :
— Les rois ne meurent pas en France, Madame !
Et désignant le Dauphin, il reprit :
— Voilà le roi vivant !
À ce moment, Louis eut un mouvement qui eût bouleversé les assistants s’ils n’avaient pas eu leurs têtes toutes pleines de leurs propres calculs. Oyant parler du « roi vivant », il se retourna avec vivacité comme s’il se fût attendu que son père surgit derrière lui sain et sauf. Et ce n’est que quand d’Épernon, Sillery, Villeroi et Concini vinrent tour à tour s’agenouiller devant lui en l’appelant « Sire » et « en se donnant à lui », qu’il se convainquit qu’il n’en était rien. Encore n’accepta-t-il pas entièrement les faits, car lorsqu’il alla le lendemain tenir un lict de justice au Parlement, le peuple se mettant à crier sur son passage : « Vive le Roi ! » il se retourna et dit : « Qui est le Roi ? » Concini étant de par la grossièreté de sa nature incapable de sentir que pour Louis, admettre qu’il était le roi, c’était admettre que son père fût mort, conclut de cette anecdote que Louis était « idiot ». Erreur qui, dans la suite, devait lui être fatale.
Villeroi et Sillery – ceux que mon père appelait les « ministres espagnols » et Bassompierre, plus flatteusement, « les ministres de la paix » – étaient deux barbons septuagénaires, blanchis sous le harnais des affaires politiques, l’un et l’autre pleins d’expérience et d’habileté. Raison pour laquelle Henri les avait conservés dans leur poste, mais dans une demi-disgrâce, pensant les brider en suspendant leur renvoi au-dessus de leur tête. J’eus l’impression qu’après la mort du Roi ils sentaient un sang neuf leur courir dans les veines, car sous la forme de sages conseils donnés à la Reine, ils procédèrent aussitôt à la distribution des tâches et au partage des rôles.
Bassompierre, à la tête de ses chevau-légers, devait parcourir les rues pour éviter l’émeute et le pillage ; Guise, rassembler le corps de ville ; et d’Épernon, qu’on savait énergique et résolu, devait pousser sans ménagement le Parlement à déclarer la Reine Régente.
C’était là, m’expliqua mon père, donner au Parlement une prérogative qu’il n’avait jamais eue et qui revenait à l’assemblée des pairs laïcs et ecclésiastiques et aux princes du sang. Mais Conti, le seul Bourbon présent à Paris, était sourd, bègue et stupide, Soissons boudait dans son château lointain et Condé se trouvait à Milan. Fallait-il les attendre, arguaient nos deux compères, et laisser le trône en quenouille ?
Le Parlement se laissa faire par d’Épernon la plus douce violence. Il était, en fait, enchanté de se donner un droit nouveau, et déclara sans ambages la Reine, mère du Roi, Régente de France pour l’administration des affaires du royaume « avec toute-puissance et autorité ».
Cette seule phrase supprimait sans le dire et sans qu’on en ait débattu, le Conseil de régence établi tout exprès par le Roi pour que Marie n’y eût qu’une voix. Elle était d’ores en avant, sous le nom de Régente, reine régnante aussi absolue que l’avait été son mari.
Nos deux barbons, sachant ce qu’il en était de ses capacités, pensaient bien qu’ils auraient la réalité du pouvoir et qu’ils s’y perpétueraient. D’Épernon, partant poigner le Parlement, jugeait de son côté que la Reine aurait besoin d’une épée et que cette épée serait la sienne. Dans son embrasure de fenêtre, Concini considérait cette scène sans se permettre un sourire, n’ignorant pas que l’opiniâtreté invincible de Marie était un bloc de pierre que nul ne savait bouger, sauf lui-même et la Galigaï. Peut-être rêvait-il déjà, à cette minute même, à pousser sa fortune aussi loin qu’elle pourrait aller, et à hériter d’un royaume.
La Reine, s’apercevant que son fils était toujours là, immobile et contraint, me demanda de le ramener dans ses appartements, où il mangea peu et à contrecœur. Les larmes lui venaient par instants, mais il les refoulait. On le coucha à neuf heures et peu après il demanda à coucher avec Monsieur de Souvré, « pour ce qu’il lui venait des songes ». Cependant, il fut réveillé brusquement sur le coup de minuit, la Reine l’envoyant quérir pour qu’il reposât dans sa chambre. Je dis : dans sa chambre, et non avec elle, car ne voulant pas pousser la sollicitude maternelle jusqu’à l’avoir dans son lit, elle le fit coucher dans un lit à part avec son demi-frère Verneuil. Il dormit fort mal et se réveilla à six heures et demie du matin.
Pour ma part, Héroard me fit manger et coucher dans son appartement, pensant que Louis serait heureux de me retrouver au matin. Mais je ne pus le voir alors, car il était parti – premier acte de sa vie de roi – tenir un lict de justice, comme j’ai dit, au Parlement, pour confirmer la régence de sa mère. C’est là où, cheminant par les rues sur une haquenée blanche, il fut fort troublé, par les cris de : « Vive le Roi ! » qui furent poussés par le peuple comme il passait.
Cependant, je l’allai visiter l’après-midi ; et comme j’entrais dans ses appartements, je fus ébahi de les voir tout soudain envahis par une douzaine de soutanes noires. Elles appartenaient à des jésuites, qui, sous la houlette du père Cotton, venaient réclamer, comme leur ayant été promis, le cœur du feu roi. Ceci fut dit avec beaucoup d’encens, de larmes verbales, de regrets douloureux et de serments de fidélité au nouveau souverain. Pendant que le père Cotton parlait, je détaillai les physionomies des jésuites qui l’accompagnaient, mais je ne trouvai parmi eux ni le père Gontier, qui avait laissé entendre que Dieu pourrait cesser de maintenir le Roi en vie s’il ne changeait pas de politique, ni le père Hardy, qui avait observé plus crûment « qu’il suffisait d’un pion pour mater un roi ».
Quand Louis, sur le conseil de Monsieur de Souvré, eut accepté leur requête, j’eus la curiosité de les suivre dans la chambre du Roi, où le premier médecin, Milon, leur remit le cœur royal qu’il venait d’extraire en pratiquant l’autopsie. Le père Cotton le plaça dans une urne en plomb, et celle-ci, dans un reliquaire qui avait lui-même la forme d’un cœur. Le reliquaire était en argent et non en or, comme la Duchesse de Guise l’avait imaginé.
Mais il fallait une personne du sang pour dire une dernière prière avec le père Cotton avant qu’il emportât le reliquaire.
On n’osa pas demander à Louis ce service, et on courut chercher le seul prince royal qu’il y eût encore en Paris : le Prince de Conti qui, à dire vrai, n’ouït pas bien et entendit moins encore ce qu’on attendait de lui. Toutefois, impressionné par la soutane et la gravité du père Cotton, il fit tout ce qu’on voulut. Il récita à genoux, aux côtés du père Cotton, devant le reliquaire, les prières qu’on lui indiquait en lui en cornant les premiers mots aux oreilles. Cependant, au bout d’un moment, le père Cotton prit sur lui d’écourter les oraisons : elles prenaient trop de temps, le Prince de Conti bégayant plus qu’à l’accoutumée.
Les pères n’étaient pas au bout de leurs peines. Il fallait ramener le cœur à La Flèche par un très long chemin et au milieu d’un peuple qui de nouveau était hostile à leur Compagnie, n’ayant pas assez de larmes pour pleurer Henri.
En fin de compte, on imagina une suite d’une douzaine de carrosses escortés par le Duc de Montbazon et quatre cents cavaliers armés, tous volontaires. D’après ce que j’ai ouï dire par Montbazon, ces jésuites de La Flèche étaient bien différents des jésuites politiques et parisiens qui avaient tant prêché contre le Roi. C’étaient de bons enseignants qui aimaient leurs élèves, révéraient le Pape et adoraient Dieu. Ils ne voyaient dans le cœur du roi assassiné qu’une relique dont la gloire rejaillirait sur la chapelle qu’ils avaient construite à l’aide de ses dons.
À la prière de Monsieur de Souvré, qui espérait que ma vue, le lendemain, distrairait Louis d’une douleur d’autant plus violente qu’il la renfermait en soi, muet, pâle, et bégayant dès qu’il ouvrait la bouche, je couchai une seconde fois au Louvre dans la chambre d’Héroard. Auparavant, j’envoyai le petit La Barge dire à Madame de Guise, qui ne quittait plus les appartements de la Reine, d’avoir à prévenir mon père du lieu où je m’encontrais. Je ne sais comment elle fit, mais quand une heure plus tard, je me retirai dans l’appartement d’Héroard, j’y trouvai le Marquis de Siorac debout, seul, m’attendant, le visage tout chaffourré de pleurs. Je me jetai dans ses bras, les larmes jaillissant de mes yeux, mi du bonheur d’avoir encore à moi le meilleur des pères, mi du chagrin que me donnait le désespoir de Louis d’avoir perdu le sien.
Mon père me bailla une longue brassée et me dit à l’oreille : « Tout va changer de face. Soyez la prudence même. Surveillez vos paroles, et même vos regards. Madame de Guise vous protégera, mais cette protection elle-même aura besoin d’être guidée, tant votre bonne marraine fait tout à la volée. »
Pour ma part, je dormis fort peu et fort mal, et aux mouvements incessants que faisait Héroard sur sa propre couche, et aux soupirs qui lui échappaient, j’entendis bien que le bon docteur, attaché à Louis par le zèle le plus sincère, était agité d’une frayeur mortelle à la pensée que la Régente, par hostilité à l’égard de la religion qui avait été la sienne, le pourrait éloigner du jeune roi, le remplaçant par un médecin mieux pensant, mais à coup sûr moins dévoué.
Le lendemain, Héroard m’en toucha un mot, et quand je répétai un peu plus tard à mon père ses propos, il me dit avec tristesse : « Ce serait un crime à l’égard du jeune roi ! Mais on peut tout attendre de la stupidité, quand elle se trouve investie de la toute-puissance. »
Pourquoi aurais-je vergogne à confesser que, cette nuit, comme celle qui avait suivi l’assassinat de mon maître bien-aimé, fut pour moi partagée entre les cauchemars et les larmes. Bien que je n’eusse pas assisté au meurtre, le récit de La Force, en sa terrible brièveté, me l’avait rendu présent. « Ravaillac, avait dit La Force, donna dans le corps du Roi comme dans une botte de foin. » Cette phrase revenait sans cesse dans mes sommeils et mes demi-sommeils et, chose étrange, sa répétition n’en atténuait pas l’horreur, bien le rebours ! À chaque fois, il me semblait que c’était moi qui recevais le coup : il me poignait jusque dans les tripes ! Et aussitôt, je voyais, penché au-dessus de moi, le géant roux et ses insoutenables yeux bleus. Quel abject instrument avait mis fin à une si belle vie ! Ce fol, qui n’était que haine ! Cet extravagant, qui prétendait méditer sur les secrets de la Providence ! Cette pauvre, faible, détraquée et fanatisée cervelle ! Cette sanguinaire marionnette, dont on avait si bien tiré les fils ! Je le revoyais tout entier, ses cheveux roux, son habit vert taillé à la flamande, son regard fixe, et ce que nul alors n’avait perçu : le couteau attaché le long de son mollet. En même temps, revenait en mon esprit, en une hideuse itération le même regret poignant et futile : si Henri avait écouté La Force et consenti qu’on l’emprisonnât ! Ou si Dalbavie l’avait fouillé de haut en bas, au lieu de s’arrêter au genou !
D’après tous les échos qui à travers les murs épais du Louvre nous étaient parvenus, le peuple unanime pleurait Henri. En vain avait-on criaillé, prêchaillé, médit et détracté de lui. L’impopularité des derniers mois, qui n’était cependant pas sans causes, se dissipa en un instant. Les édits, les impôts, le décriement de la monnaie, le scandale de sa vie privée, tout fut oublié. La France se sentit orpheline de ce grand roi qui avait mis fin à un demi-siècle de guerre civile en ramenant huguenots et catholiques dans les bornes de la raison.
J’avais trop chaud, je rejetai mes draps, je me tournai et retournai sur ma couche ; je pouvais ouïr les mouvements du pauvre Héroard sur la sienne, ses soupirs, ses sanglots étouffés. Mais son chagrin, le mien, le désarroi des fidèles d’Henri et celui du peuple, n’étaient qu’une bien impuissante consolation dans notre prédicament. Dans la chambre de la Reine, j’avais pu voir avec quelle alacrité les nouveaux seigneurs se partageaient les rôles et quelle satisfaction perçait sous leur tristesse chattemite. Tout ce que mon père m’avait dit et tout ce que j’avais vu moi-même me le confirmait : le pouvoir allait échoir à de bien étranges mains…
Je revoyais cette scène qui d’un bout à l’autre m’avait semblé si fausse : la Reine se tordant les mains en répétant : « Le Roi est mort ! Le Roi est mort ! », sans la moindre douleur vraie dans les yeux. Et elle était maintenant, cette balourde, la souveraine absolue d’un peuple qu’elle n’aimait pas ; Concino, muet dans son embrasure de fenêtre, mais l’œil brillant de cupidité ; le petit duc sans cœur et partant, sans remords, qui se voyait déjà Connétable. Et les deux barbons qui, pour toute philosophie, n’aspiraient qu’à vieillir dans les privilèges de leurs fonctions. Quelles petites et médiocres gens c’étaient là, ne soufflant, ne pensant, ne parlant, ne priant qu’à la mode espagnole ! Où serait chez eux le sens des grands intérêts du royaume ?
Bien que ce qui toucha à ma personne me parût de nulle conséquence en ce désastre, la pensée désolante, toutefois, me vint que j’étais d’ores en avant désoccupé, n’étant plus le truchement du Roi : tâche qui eût semblé subalterne à la noblesse si elle l’avait connue, mais qui m’avait mûri à proportion du service que je rendais à mon roi et aussi parce que je tirais en mon for une gloire immense du fait qu’Henri partageât avec moi, malgré mon âge, des desseins qu’il cachait à ses ministres. C’en était bien fini de ce rôle exaltant ! Assurément, ni l’amour ni le désir ne me faillaient de servir Louis comme j’avais servi son père. Mais le pourrais-je ? En aurais-je seulement l’occasion ? Me le laisserait-on approcher ?
Dès que j’ouïs Héroard se mettre sur pied, je me levai à mon tour, et m’habillai en même temps que lui sans qu’un mot fût échangé de part et d’autre, tant nous nous sentions accablés d’une douleur qui passait les paroles. Mais au moment d’entrer dans l’appartement de Louis, Héroard me prit le bras et le serra avec force. J’entendis bien ce que ce serrement voulait dire. Combien, parmi les amis d’Henri, allaient devenir, dans les mois qui suivraient, des inconnus pour Louis, ce pauvre petit roi sans sceptre, et si peu aimé par celle qui le détenait ?
Sans qu’on ait fait le moindre bruit, Louis se réveilla à notre entrant. Pâle, les yeux battus et embrumés, il ne vit de prime personne, et pas même sa nourrice, Doundoun, qu’on avait rappelée en service pour lui apporter une présence féminine, et qu’on avait fait coucher à côté de son lit. Il s’assit sur le bord du sien, la tête penchée et demeura là un long moment, immobile, perdu dans ses réflexions.
— À quoi rêvez-vous ? dit la nourrice, qui n’avait pas encore appris à dire « Sire » à son ancien nourrisson.
— Je songeais, dit Louis.
— Et à quoi songiez-vous ?
— Je songeais que je voudrais bien que le Roi mon père eût vécu encore vingt ans.
Cette naïveté me serra la gorge. Louis se souvenait donc de la question gaussante que, quelques mois plus tôt, lui avait posée le Roi, et à laquelle il avait répondu par deux fois avec la dernière véhémence : « Pas, s’il vous plaît ! » Je m’attendis à ce que Louis ajoutât qu’il regrettait cette réponse. Mais il ne dit plus rien. Deux larmes, grosses comme des pois, roulaient sur ses joues.
FIN